2 oct. 2014

Les damnés de la terre


... les Tsiganes et les autres

Parlons d'actualité, ou plutôt, lisons Michel Onfray qui, dans son ouvrage Politique du rebelle, Traité de résistance et d’insoumission. (Le Livre de Poche, biblio essais, n° 4282, copyright Grasset & Fasquelle, 1997), évoque les difficiles conditions de vie de tous ces êtres que notre société marginalise et que nous préférerions ne pas voir mais qui, pourtant, sont bien là, même s'ils sont pour beaucoup de nous invisibles.

Michel Onfray

Restons dans la terminologie de Dante et parlons alors d’une bolge[1] qui contient ceux qu’on a privés, non plus d’activité, comme les précédents, mais de travail. On y voit les immigrés clandestins, les réfugiés politiques, les chômeurs, voire cette catégorie associée à la panoplie des signes nouveaux : les érémistes qu’on peut définir comme les assistés a minima, avant le basculement de leur destin du côté des damnés. Gens sans terre et sans ouvrage, sans nationalité et sans travail, ils sont bien souvent par-delà les lisières des lieux où se prennent les décisions, aux frontières nettes et tranchées, là ou croupissent les victimes de la force centrifuge des villes, brutales, cruelles et impitoyables : banlieues, cités, zones d’immeubles qui logent parfois en un seul bâtiment l’équivalent de la population d’un gros bourg de province sans rien de ce qui permet la convivialité des villages de campagne.
Là où ils sont vivent ceux sur lesquels toujours le pouvoir s’exerce, et qui, sans discontinuer et sans rémission, subissent les misères, les calamités sociales et les brimades consubstantielles aux délires du Léviathan[2]. Venus de Somalie où les clans en guerre s’entretuent, d’Algérie où sévissent les hystériques intégristes, de Bosnie où purifient toujours les Serbes, de Moldavie où l’antisémitisme fait rage, Tamouls chassés par la guerre civile, Afghans persécutés par les musulmans au pouvoir, Tsiganes encore et toujours les proies fétiches des fascistes en bande, Éthiopiens chassés par la famine, Maghrébins arrachés à leurs terres sèches et désertiques, tous ont quitté un enfer pour en trouver un autre, préféré toutefois à celui où l’on risque de mourir de faim, de guerre, de persécution ou de terrorisme.
Errants sans attaches, de passage et déracinés, attendant de la France l’hospitalité que sans cesse et à la face du monde elle dit offrir, et que toujours elle offre chichement, ils sont les réprouvés sur lesquels d’autres réprouvés, souvent, concentrent toute leur agressivité, trouvant bouc émissaire idéal dans plus malheureux que soi, plus pauvre et plus démuni. Pourtant, tous font les frais des us et coutumes du Léviathan en civilisation capitaliste, tous subissent et supportent les mêmes dénégations d’un social qui fustige  et persécute ceux qui revendiquent une misère en guise de paiement et de salaire pour cette richesse qui fait défaut – le travail. Or ledit défaut de travail est savamment entretenu par ceux qui ont intérêt à cette pénurie : les acteurs et les bénéficiaires du capitalisme emballé pour lesquels c’est le pain blanc de disposer d’un réservoir de main-d’œuvre d’autant plus prête à accepter n’importe quoi et sous n’importe quelle condition qu’elle croupit dans les zones les plus incandescentes et les plus dangereuses du paupérisme.
(Pages 82-83)

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Au cours de cette lecture, je pensais à un tableau de Goya, Duel au bâton. Les deux personnages - se savent-ils condamnés à bientôt disparaître ? - pourraient illustrer cette misère qui n'empêche pas ses victimes de parfois se combattre - chacune ne cherchant ne cherchant qu'à tuer, éliminer l'autre -  au lieu de conjuguer leurs énergies pour essayer d'émerger, de s'en sortir, de vivre...

Francisco Goya, Duel au bâton (1820-1823)


[1] Une bolge, dans la Divine Comédie de Dante Alighieri, est l'une des dix fosses concentriques encerclées de murs et surplombées de ponts rocheux semblables aux fortifications externes d'un château et qui constituent le malebolge, le huitième cercle de l'Enfer décrit aux chants XVIII à XXX. (Wikipédia)
[2] Le nom Léviathan (de l’hébreu : לויתן, liwjatan) vient de la mythologie phénicienne qui en fait le monstre du chaos primitif. C'est également un monstre marin évoqué dans la Bible, dans les Psaumes (74,14 et 104, 26), le livre d'Isaïe, 27, 1 et le livre de Job (3:8 et 40:25 et 41:1). C'est un monstre colossal, dragon, serpent et crocodile, dont la forme n'est pas précisée ; il peut être considéré comme l'évocation d'un cataclysme terrifiant capable de modifier la planète, d'en bousculer l'ordre et la géographie, sinon d'anéantir le monde. (Wikipédia)

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