Souvenirs d’un
drôle de normalien,
Hommage à mon directeur d’Ecole normale, Emile Foëx
Cliquer sur les photos pour les agrandir.
Une et quatre de couv' de la brochure des éditions de la Houdinière...
*
* *
Ce serait « Mon » Emile Foëx,
parce qu’il en existe, ou pourrait en exister, beaucoup d’autres, si l’on
considère tous les élèves qui furent les siens, tous les adultes qui l’ont
côtoyé.
Emile Foëx
photographié devant sa villa,
2, impasse
de la Faucille, à Thonon-les-Bains.
(Photo envoyée à l'auteur)
Alors, pourquoi le mien ?
Parce que Jean-Pierre
Dubreuil, qui fut un temps mon collègue sur les bancs de l’Ecole normale de
Beauvais, puis mon voisin quand je fus pion d’internat à Méru, me l’a demandé.
Parce que ma vie eût été tout
autre si nos routes ne s’étaient pas croisées, lui, l’homme public respecté et
surtout aimé par tous ; moi, l’adolescent paumé que l’on venait
disciplinairement d’exiler sur sa terre picarde.
Ce n’est pas une biographie que,
sensiblement à l’âge qu’il avait quand il nous a quittés, j’essaie de rédiger
ici, mais le portrait subjectif d’un homme qui m’a, contre toute attente,
beaucoup donné.
Il se sentait très proche de toi, tu étais sa part de refus
!, m’écrit Jean-Pierre. S’il dit vrai, qui écrira un jour le vrai Emile
Foëx ? « L’homme public respecté et surtout aimé par
tous » était-il en même temps l’heureux rêveur du poème Sensation d’Arthur
Rimbaud ?
Par les soirs bleus d’été,
j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler
l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la
fraîcheur à mes pieds,
Je laisserai le vent baigner
ma tête nue.
Je ne parlerai pas, je ne
penserai rien :
Mais l’amour infini me montera
dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin,
comme un bohémien,
Par la Nature, – heureux comme
avec une femme.
*
Cher Monsieur Foëx…
Jacques Sigot,
Promotion 56/60 des
Ecoles normales d’instituteurs d’Orléans et de Beauvais. (Août-2013)
*
* *
Ecole normale d'Orléans : octobre 1956 => 11 mars 1959
Il y eut Eugène Mabire...
qui me renvoya d’Orléans, de son
Ecole normale d’instituteurs du faubourg Bourgogne qu’emprunta Jeanne d’Arc un
certain avril 1429 pour aller délivrer la ville, et où vécut le jeune Charles
Péguy, élève de l’école annexe de
1879 à 1885, fils d’une modeste rempailleuse de chaises...
La promotion 1956/60 de l'Ecole normale d'Orléans.
Je suis le 3ème à partir de la gauche, rangée du haut.
Ecole normale de Beauvais : 12 mars 1959 => juillet 1960
... et il y eut Emile Foëx
qui
m’accueillit le 12 mars 1959 dans la sienne, à Beauvais, Ecole normale dite
« disciplinaire », blottie contre la colline Saint-Jean d’où
s’admiraient l’église Saint-Etienne et l’impeccable et incomparable cathédrale
Saint-Pierre, la plus haute qui fût au monde, même s’il n’en subsiste que le
chœur et les transepts.
Carte de promotion de mes nouveaux compagnons de l'Oise.
Beauvais et le site de l'Ecole normale vus du haut de la cathédrale.
La ville a partiellement été détruite en juin 1940
par des bombardements.
Je sortais parfois dans le silence de la nuit.
Dans une lettre de novembre 1994, Monsieur Foëx nous parle avec tendresse de ses anciens élèves et de sa chère cathédrale de Beauvais.
Emile Foëx, Monsieur Foëx, comme je l'ai toujours appelé... et je n’ai jamais
vraiment compris pourquoi un tel homme apparemment plus proche de la raideur
militaire
que d’
un cœur simple, a pu s’intéresser à l’adolescent rebelle et mauvais élève
que j’étais alors, s’il sut rendre pour moi un exil castrateur le plus
rassérénant des havres.
Tout opposait les deux écoles
normales : caserne à Orléans ; auberge à Beauvais, jusqu’à me faire
oublier l’amère déception de la découverte du famélique filet d’eau qu’était le
Thérain de ma nouvelle préfecture picarde après ma belle Loire perdue qui
paressait le long du jardin de mon école johannique ; ma blonde Loire que nous allions
courtiser aussitôt que la cloche nous avait libérés d’un cours, ou après les
chiches agapes du réfectoire.
Pendant toutes les décennies qui
ont succédé à ce mois de mars 1959, je ne pus penser à Monsieur Foëx que comme à mon ange gardien discret mais très présent, comme
au Clarence du film de Franck Capra
.
La première fois que se manifesta
son indulgence envers moi, j’étais depuis peu son élève. Plusieurs fois, dès
qu’arrivait la fin de la semaine, je m’éclipsais en douce pour filer vers
Orléans. Je dois avouer que 350 kilomètres à
bicyclette, aller et retour, hypothéquaient sérieusement mon assiduité aux cours des professeurs.
A mon retour, un dimanche soir, un camarade me conseilla d’aller dans la salle
de détente consulter le cahier de bord qui nous était destiné. Sigot est
prié de passer dans mon bureau dès qu’il sera rentré. Je m’attendais au
pire quand, le lendemain matin, je frappai à la porte du bureau directorial. Samedi,
de ma fenêtre, je t’ai vu partir alors que tu aurais dû te trouver en classe ;
mais je n’ai pas osé te rappeler, tu avais l’air si heureux. Et où pourrais-je
t’envoyer, qui voudrait de toi ? Surtout pas à Orléans d’où tu reviens
sans doute. Allez, file, et que je ne t'y reprenne pas.
Il me reprit. Cette autre fois,
j’entraînais dans mon évasion mon camarade Prudhomme pour aller voir à Paris un
film sulfureux qui ne passerait sans doute pas à Beauvais :
Les
Liaisons dangereuses 1960
de Roger Vadim. Mon compagnon d’escapade m’a confié par la suite que
Monsieur Foëx qui, jusqu’alors, n’avait jamais fait particulièrement attention
à lui, le considérait maintenant d’un autre œil.
Notre cher directeur
couvait-il une tendresse secrète, voire une certaine faiblesse, pour les élèves
qui s’égaraient dans les chemins de traverse ?
Quoi qu’il en fût, peu
d’événements dans son école devaient lui échapper.
Il faut peut-être préciser ici
que je n’étais pas ce que l’on appelle un élève « normal ». A
Beauvais, j’étais arrivé barbu, et j’étais le seul de cette espèce dans ma
nouvelle Thébaïde. A Orléans, j’avais dû subir les semonces du directeur qui
exigeait la disparition des quelques disgracieux premiers poils fous qui me
poussaient au menton tout juste pubère. J’ai alors demandé qu’il me montrât
l’article du règlement qui obligeait un normalien à se raser. Cet article ne
pouvant m’être présenté, nous en sommes, temporairement, restés là. A Beauvais,
mon système pileux, qui avait pris une certaine importance, provoqua une
amusante manifestation. Chaque matin, trois nombres étaient modifiés en haut du tableau de la
classe : celui des élèves qui se laissaient
pousser la barbe ; celui de ceux qui ne le voulaient pas ; enfin
celui de ceux qui étaient désespérément imberbes. Bien naturellement, fin juin,
qui annonçait le temps des examens, il ne resta plus qu’un seul barbu dans la
classe, et le palmarès disparut, faute de combattants. Jamais, par la suite un
rasoir ne devait toucher une barbe qui a progressivement blanchi avec les années.
Je n’ai jamais su ce que Monsieur Foëx en a pensé.
A chaque saint Emile, ou le jour
de son anniversaire, je ne sais plus très bien, la cantine résonnait d’un chant
à la gloire de notre cher directeur, et je crois me rappeler qu’il faisait
ensuite servir un verre de vin pour nous remercier.
Je me souviens particulièrement
de deux de ses admonestations… Quand nous parlions plus fort que de raison dans la
salle d’étude, il apparaissait à la porte pour nous dire que le général von
Molke
savait se taire en sept langues, mais qu’il n’en demandait pas tant, une seule
lui suffirait… Quand un papier traînait dans la classe :
Cette chose ne
pourra jamais gagner la poubelle toute seule, quelqu’un pourrait-il l’y
aider ? Tant d’années après, je ne garantis pas l’authenticité des
mots, mais le sens y est.
En juillet 1959, j’échouai
normalement à la seconde partie du baccalauréat, d’autant plus normalement que
je n’étais allé qu’à la première épreuve. Etre reçu aurait signifié suivre
l’année suivante trois trimestres de formation professionnelle, devenir peu
après titulaire, et ensuite partir automatiquement pour l’Algérie. Il n’était
pas question pour moi que je fisse une guerre que je refusais. A Orléans,
nous avions lu La Question d’Henri Alleg, ouvrage qui avait circulé sous le
manteau ; je savais que nous torturions des hommes et des femmes qui ne
désiraient que reprendre leur terre que nous occupions, comme les Allemands
avaient torturé nos parents qui ne voulaient que chasser un occupant honni.
Sans doute aussi la peur d’être tué… de mourir à vingt ans dans les Aurès…
Echouer me donnait une année de
sursis afin de redoubler. Mais nous étions naïfs de penser que la guerre serait
vite terminée ; les Français n’avaient-ils pas voté pour un général, seul
capable de mettre fin à une guerre qui n’osait même pas dire son nom ?
Octobre 1959 – juillet
1960 : je redoublai donc, et donc échouai normalement une nouvelle fois à
mon examen.
- Après ton deuxième échec, tu
étais en principe renvoyé de l'EN, m’écrit mon ami Jean-Pierre. Emile Foëx
avait un sens aigu de ses responsabilités, il m’a aussi aidé. Je rate la deuxième
partie du bac aux deux premières cessions, février et juin ! Viré ? En tous les
cas, je me retrouve instituteur remplaçant dans la région de Méru. Mais je réussis
la troisième cession de septembre, la seule qui ait existé !!!! Estimant que ma
pénitence a assez duré, il me réintègre en janvier en 4ème année, 4ème année qui ne dure donc que
six mois ! Il avait le bras long Emile ! Pour parfaire son œuvre, il me fait
nommer dans un collège.
Notre cher directeur savait
trouver une solution pour chaque problème, pour Jean-Pierre comme pour moi, même
si mon cas dut lui causer plus de soucis, et plus longtemps.
Si j’étais un élève apparemment plus que
médiocre, j’étais un bon sportif, accumulant les titres de champion
départemental en athlétisme. Cette année-là, en 1960, je représentai même, et
seul, l’Ecole normale de Beauvais aux championnats universitaires qui se
déroulaient à Paris, au stade Charléty. Monsieur Foëx m’accompagna pour me voir
des gradins courir le 800 mètres.
Ce fut peu après sa seconde
importante intervention en ma faveur, quand il me demanda de remplacer pendant un trimestre
le maître-directeur de l’école annexe, ce dernier devant se faire opérer d’une
cataracte. Je bénéficiai dès lors en conséquence de ce que l’on appelait un report
d’incorporation, le pays ayant besoin d’instituteurs quand beaucoup servaient
sous les drapeaux. Comment comprendre que l’on me donnât ce poste
prestigieux dans ce qui était pour moi la première école élémentaire du
département alors que l’on ne pouvait ignorer mes pauvres exploits
scolaires ? J’étais l’instituteur des grands et, sans
qu’il m’eût prévenu, je vis souvent entrer Monsieur Foëx qui s’asseyait au fond de la classe
pour m’écouter. Le soir, je devais parfois présenter mes préparations à son
épouse qui enseignait dans une autre classe de l’école annexe.
Le trimestre terminé, Monsieur
Foëx m’envoya encadrer des élèves de Senlis qui partaient pour un mois en
classe de neige à Samoëns ; puis d’autres écoliers de Montataire, cette fois à
Morzine. Ces deux stations de Haute-Savoie étaient proches de sa terre d’origine, et il me conseilla de porter mes pas, quand j’en aurais le
loisir, jusqu’au beau lac de Montriond de son enfance. J’en fis avec
plaisir plusieurs fois le tour à ski de fond.
Ce furent deux mois hors du
monde, loin de l’angoisse de découvrir la feuille qui m’obligerait à partir
pour l’Algérie d’où étaient revenus mes deux frères aînés.
Leçon de ski avec mes élèves à Samoëns.
.
Pour terminer l’année scolaire,
je fus casé remplaçant dans l’école beauvaisienne de Notre-Dame-du-Thil, au
grand bonheur des titulaires qui profitèrent de ma présence pour prendre un ou deux jours de congé. Quand je me retrouvais sans élèves, je faisais du
secrétariat, et j'ai longtemps gardé de cette époque un carnet dans lequel j’avais reporté ce
que je peux appeler mon premier travail de recherches personnelles : j’avais
relevé les dates de naissance de plus d’un millier d’élèves inscrits dans les
registres, et je me suis « amusé » à remonter neuf mois avant pour
savoir quand il y avait eu conception. Le graphique réalisé était sans équivoque,
avec de grands pics en mai [le printemps] et en août [les congés] ; et bien sûr à Noël [le petit Jésus dans la crèche]… l'amour était alors féal du calendrier.
Je n’allais plus cesser d’étudier
mes semblables.
A la rentrée d’octobre 1960,
Monsieur Foëx m’expédia dans le cours complémentaire de Méru pour occuper le
poste de pion d’internat. C’est-à-dire que dès que les cours étaient terminés,
je prenais en charge les élèves qui vivaient dans l’établissement ; et ce, aussi
bien le jeudi que le dimanche, les sorties n’étant pas hebdomadaires. Ce fut
l’année la plus difficile que j’aie vécue, mais elle repoussait d’autant
mon départ pour l’armée.
Puis ce fut ma nomination comme
suppléant éventuel – noter la somptuosité du titre – successivement dans deux
écoles de l’extrême nord-ouest du département de l'Oise : un an à Briot, pour
remplacer un instituteur en congé-maladie, puis quatre autres dans la classe
unique de Ménantissart, hameau de la commune de Saint-Thibault.
Là, tu seras
tranquille, personne ne viendra prendre ton poste qui n’a jamais été demandé
depuis la fin de la guerre, m’a prévenu mon bon ange gardien. L’école de
Ménantissart ferma d’ailleurs quand je quittai cette minuscule Sorbonne
picarde.
Ma première nomination, à Briot.
C’est alors que j'étais à Ménantissart qu’il m’a conseillé de passer les deux parties du brevet supérieur de capacité
qui me permettrait de devenir instituteur. Après ma réussite, c’est lui qui est venu m’inspecter, et je fus – enfin –
titularisé.
A Ménantissart
(Oise), ma première petite école
aux murs de brique et en torchis sinistré.
En tant qu’instituteur, je
bénéficiais dès lors automatiquement chaque année du report d’incorporation.
En 1966, de Gaulle ayant institué
la coopération culturelle, qui pouvait remplacer le service militaire, je
partis comme enseignant pour le Maroc où je restai sept années.
Pour la première fois j'étais un citoyen ordinaire.
Pendant ce séjour marocain, j’ai
toujours entretenu une correspondance régulière avec Monsieur Foëx.
En septembre 1967, ce fut mon mariage à Meknès, avec une ancienne normalienne connue à Beauvais huit ans plus tôt et qui, bel humour, avait effectué sa troisième année à l'Ecole normale... d'Orléans !!! Mektoub [C'était écrit], disaient mes jeunes élèves marocaines ; mais l'agnostique que je suis n'ira pas jusqu'à écrire Allah égibe [C'est Dieu qui donne].
Nous
sommes rentrés en France en 1973, ayant réussi à être nommés tous deux en
Maine-et-Loire où nous avions acheté une maison deux ans plus tôt. J’avais
gardé un très mauvais souvenir du climat picard, froid et humide et, quatorze
après, je voulais retrouver ma Loire des terrasses de l’Ecole normale
d’Orléans, même si nous habitions maintenant quelque 200 km en aval.
Une petite fille nous est née en
1977, et nous avons bientôt décidé d’aller passer avec elle, et pour elle, les
congés de février en montagne. Morzine, que je connaissais bien, s’est
naturellement imposé.
Et
c’est ainsi que, presque chaque année, surtout à partir du moment où nous avons
choisi le train, nous nous sommes arrêtés à Thonon-les-Bains où habitait mon cher directeur. A
l’aller, nous couchions dans un hôtel près de la gare où il nous retrouvait le
soir pour dîner avec nous. Au retour, il venait nous saluer avant le départ du
train et, de la fenêtre de notre compartiment, je le regardais s’éloigner sur le
quai avec, à la main, son éternelle serviette que je lui avais connue à
Beauvais.
Sur le quai de la gare de Thonon, Emile Foëx
avec, à la
main, son éternelle serviette que je lui avais connue à Beauvais.
Une
année, nous l’avons invité au restaurant à Morzine, et l’avons attendu à l’arrêt
du car. Souvenir d’une journée pluvieuse, mais si heureuse pour lui, pour nous.
Un autre souvenir peu ordinaire : il s’était attaché à notre petite fille,
et je pense qu’il a dû beaucoup souffrir de n’avoir jamais eu d’enfant .
Ayant appris qu’elle collectionnait les Schtroumpfs, ces petites figurines
colorées en plastique dont il n’avait manifestement jamais entendu parler
auparavant, il a voulu à tout prix lui en acheter. Nous avons alors tous les
quatre couru les magasins de Thonon, et il lui en a offert deux, ému, ravi du
plaisir qu’il donnait.
Dans les rues de Thonon-les-Bains en février 1986.
Un Schtroumpf de Monsieur Foëx.
Nous
nous écrivions régulièrement, et il me disait aimer recevoir mes lettres. Je
lui adressais parfois mes ouvrages et lui, en échange, m’a envoyé son Profils
et opinions, publié en 1950, et surtout, son Histoire des Palmes
académiques (1978). A ce propos, il m’a confié un jour, connaissant mon
caractère frondeur : Si par bonheur tu les recevais, j’espère que, en
souvenir de moi, tu ne les refuserais pas.
Par
décret du 1er mars 2011 pris sur le rapport du ministre de
l’Education Nationale, j’étais nommé chevalier dans l’ordre des Palmes
académiques, au titre de la promotion du 1er janvier 2011. Ce fut,
au-delà de l’absence, un tendre échange de sourires avec mon cher Monsieur
Foëx.
Nous
l’avons vu la dernière fois en 1997. Cette année-là, il nous avait demandé de
le rejoindre chez lui. Il possédait une villa un peu à l’écart du centre ville
et, depuis qu’il vivait seul, il s’était réservé le premier étage ; au
rez-de-chaussée, il logeait un couple qui s’occupait bien de lui.
La
pièce était assez sombre, je crois, et nous étions tous les trois assis devant lui. C’est
alors qu’il s’est mis à parler de moi comme si je n’étais pas là, évoquant
l’élève que j’avais été et dont il avait appris le décès. Nous ne l’avons pas
contredit. Dès que nous l’avons quitté, une immense tristesse s’abattit sur
nous ; cet homme à l’intelligence si vive, à la culture si riche et si variée
qui s’en allait, esquif égaré sur l’océan et qui ne voyait plus la côte
familière.
Il n’a
plus répondu à mes lettres.
*
* *
Deux de ses dernières lettres, de Thonon les 31 août et 15 octobre 1996, lettres dans lesquelles sourdent les appels de la camarde.
.
Thonon-les Bains 15/10/96
Cher vieil ami,
Je suis à demi noyé dans mon
courrier, et déjà je songe à celui de décembre-janvier, vrai calvaire. Merci de
ne pas oublier le chemin que nous avons fait ensemble, et bravo pour Jenny.
Cette enfant fait votre joie et votre honneur, aussi, qu’elle soit louée et
remerciée. Elle détourne mes pensées, le cas échéant, du spectacle de cette fin
de siècle insupportable.
Je me récite souvent ce mot de de
Gaulle : « Vieil homme, recru d’épreuves, sentant monter en moi le froid
de la Mort… »
Il suffit pourtant d’un rien,
d’un matin qui sourit, d’un ami rencontré, pour que je redise une fois de plus
que « la vie est bonne en elle-même et au-dessus des inconvénients. »
Bon automne. Je vous embrasse, et
embrasse Jenny pour moi.
Emile Foëx
Fin décembre 1997, Yves, mon beau-frère, lui aussi
ancien normalien de Beauvais mais, contrairement à moi, resté dans l’Oise tout
au long de sa carrière, m’a envoyé le faire-part paru dans Le Monde. Emile
Foëx nous avait quittés le 25 décembre.
Le Monde, dimanche 28, lundi 29 décembre 1997, page 7.
Et je
pense souvent avec mélancolie à tout le bonheur qu’il a su donner, me donner…
*
* *
Emile Foëx en 1959
Par décret de M. le
Président de la République rendu le 5 mai 1959, sur proposition de M. le
Ministre de l’Education Nationale, M. Foëx, Directeur de l’Ecole Normale
d’Instituteurs, est nommé Chevalier de la Légion d’Honneur.
Petit-fils et fils d’instituteurs
publics de la Haute-Savoie, M. Foëx, après de brillantes études, était à 22 ans
professeur de Lettres françaises et italiennes. Il enseigna ces disciplines
dans les Ecoles Normales d’Instituteurs de Rodez et de Melun. Il entra à 25 ans
à l’Inspection de l’Enseignement du premier degré, et il exerça ses fonctions
en Savoie, dans le Berry, puis en Champagne.
Il fut nommé Directeur de l’Ecole
Normale de l’Oise le 1er octobre 1945.
En 1930 et 1939, il collabora à
plusieurs Revues littéraires, pédagogiques et philologiques. De 1945 à 1950, il
donna de nombreux articles à l’hebdomadaire l’Education Nationale.
Linguiste averti, il est par ailleurs un conférencier dont la réputation
déborde singulièrement le cadre de notre région : Senlis, Noyon,
Mantes-la-Jolie, Troyes, Valence, gardent le souvenir de ses causeries érudites
et vivantes sur Nietzsche, Charles Baudelaire. Lamartine en Savoie, la
naissance du Fascisme en Italie, les Légendes de Don Juan, etc.
Il publie à Beauvais en 1950 un
recueil de Nouvelles et il crée avec les revenus de cette édition une
Caisse de Secours destinée à aider ceux de ses élèves qui sont dans le besoin.
De 1945 à janvier 1959, M. Foëx a
présidé la Fédération de l’Oise des Œuvres scolaires laïques. Il est peu de
villes dans notre département où, par le prestige de sa parole, de sa culture
profonde et diverse, par sa totale indépendance d’esprit, par sa simplicité
enfin, il n’ait attiré à l’Université et à l’Ecole publique, à travers sa
personne, la sympathie et le respect.
Ancien champion scolaire
d’Académie et fervent avocat de la cause de l’athlétisme dans les Ecoles, M.
Foëx est chevalier du Mérite Sportif. Il est Officier de l’Instruction Publique
depuis 1951.
Chef de Bataillon d’Infanterie de
Marine (Troupe d’Outre-Mer) il est titulaire de la Croix de guerre 1939-1945 et
de la rosette d’Officier du Mérite Militaire.
A cet universitaire hautement distingué qui est arrivé en
1945 dans leur cité détruite et qui a partagé leurs espoirs et leurs peines,
ses nombreux amis Beauvaisiens expriment leurs vives et déférentes félicitations.
Ils se réjouissent d’une nomination qui consacre officiellement les mérites
d’un homme de devoir et de dévouement, ami des humbles, auquel les plus
modestes ne s’adressent jamais en vain. Ils lui associent dans leur estime Mme Foëx,
institutrice publique, dévouée animatrice d’œuvres péri-scolaires, titulaire
elle aussi de la Croix de guerre 1939-1945, au titre de la Résistance
Intérieure Française.
Madame Foëx a été, croyons-nous, la première institutrice
nommée à l’Ecole annexe de l’E.N. d’Instituteurs. Elle a exercé une très
heureuse influence sur les stagiaires.
Article paru dans L’Oise
Libérée le 9 mai 1959.
J’ai conservé les
majuscules présentes dans l’article.
M. et Mme Foëx, au
moment de leur départ de Beauvais en 1964.
(Clichés extraits de l’ouvrage Albert Launay, Elève-maître 1898-1901)
*
* *
Annexes
Les Ecoles normales primaires d'instituteurs
111 ans de bons et loyaux
services…
Les Ecoles normales ont vécu.
Ces « séminaires laïcs » qui ont formé depuis leur création en 1879
des milliers de maîtres d’école disparaissent avec la création des IUFM,
nouveaux instituts de formation de tous les enseignants de la maternelle au
bac.
[…] Pour les nostalgiques de
l’école primaire et des blouses grises, un autre pas sera franchi dès cette
année avec l’entrée dans le nouveau corps des enseignants du primaire d’une
première vague de bénéficiaires de la revalorisation, qu’on appelle déjà les
« professeurs d’école ». Parlera-t-on encore bientôt des
« instituteurs » ?
C’est la Révolution qui adopta le
principe de la création d’Ecoles normales et en fondait une à Paris. Celle-ci
devint l’Ecole normale supérieure, mais les moyens n’ayant pas rejoint les
ambitions, il fallut attendre la première moitié du XIXe siècle pour que se créent des écoles de formation
des instituteurs un peu partout en France.
En 1879, la loi a réglementé
l’existence des Ecoles normales, et chaque département devait en être pourvu.
Il y en a actuellement 136.
On entrait à l’Ecole normale par
concours à l’âge de 15 ou 16 ans, après le brevet élémentaire, et en trois ans,
sous le régime de l’internat, on arrivait à coup sûr au niveau du baccalauréat,
avec en plus un bagage pédagogique. Le système n’a guère changé jusqu’en 1940,
date à laquelle les Ecoles normales ont été dissoutes par le gouvernement de
Vichy.
Après 1945, les Ecoles normales
ont progressivement évolué. Les rigueurs de l’internat se sont adoucies, le
niveau de recrutement s’est élevé, le dernier concours réservé aux élèves de
troisième a eu lieu en 1976. Mais aussi, les tâches des Ecoles normales
s’élargissent, et bientôt, le gros des troupes est composé de maîtres en formation
continue.
L’âge moyen des instituteurs
augmente, on retrouve sur les mêmes bancs des mères de famille, des jeunes
étudiants ayant deux ou trois ans d’études universitaires et de bacheliers.
En 1986, au lieu de suivre leurs trois ans de scolarité en école no,
les futurs maîtres intègrent l’Ecole au niveau du DEUG (deux ans après le bac)
et y suivent une formation pédagogique
en deux ans.
Enfin, dernière étape, la loi d’orientation de 1989, qui
élève le niveau exigé à trois ans après le bac, c’est-à-dire la licence, et
crée les Instituts universitaires de formation des maîtres, chargés de la
formation de tous les enseignants, initiale et continue, et de recherche en
science de l’éducation.
Article paru dans le quotidien Centre
Presse ; reproduit dans Images et Vie de l’Ecole Normale
d’Institutrices de Poitiers – 1887/1991, de Fernande Granvaud Jourdanneau,
éditons du Pont-Neuf (1994), sans que
soit précisée la date de la parution de l’article de presse qu’un rapide calcul
situe vers 1990.
*
* *
Comment est-on devenu
instituteur ?
[…] Un grand nombre des
instituteurs ayant, en 1970, entre cinquante et soixante ans, sont issus des
écoles normales primaires. Ils étaient devenus normaliens à l’âge de seize ou
dix-sept ans. Trois ans plus tard, leur vie professionnelle commençait. Chacun
d’eux connaissait assez bien quel en serait le profil et ce qu’il pourrait en
attendre. N’avait-il pas vécu entre des murs chargés de souvenirs, de légendes
et de traditions ? Quiconque pénétrait pour la première fois dans le hall
austère de l’Ecole se sentait sur le champ sacerdos in aeternum.
Quelques-uns, parmi ces
normaliens d’entre les deux guerres, ont encore arboré, peut-être, la casquette
plate à palme d’or, à défaut de la stricte redingote des années 90 qui
impressionnait le jeune Péguy. On ne chiffonnait pas son drapeau dans sa poche.
On était élève-maître, et fier de l’être.
Mais comment l’était-on
devenu ? Quelle fut cette orientation scolaire dont on avait
bénéficié ? Il m’est arrivé de dire : dont on avait pâti, mais sans
amertume. C’est que je voulais éclairer certains esprits curieux du passé, et
d’autres aussi à l’occasion, toujours insatisfaits, toujours aigres, portés à
méconnaître les conquêtes dont ils bénéficient aujourd’hui, tant les égare
l’obsession de leurs commodités personnelles. En des âges que je repousse hors
des limites de cette étude, l’on vit de simples instituteurs conduire eux-mêmes
jusqu’au concours d’entrée à l’école normale tels de leurs meilleurs disciples.
Ayant découvert chez des enfants du peuple l’avidité de s’instruire alliée à
des capacités exceptionnelles, quelle plus exaltante vocation ces hommes de dévouement
et de foi pouvaient-ils faire naître en eux que celle d’enseigner à leur
tour. ? « Chaque enfant qu’on enseigne est un homme qu’on
gagne. » Il n’est pas un seul élève de ces maîtres d’autrefois qui n’ait
retenu cela. Ainsi fut préfigurée l’orientation chez les humbles. Elle était
émouvante et sommaire. Puisse l’orientation de l’avenir, appelée à porter sur
les grands nombres, savante et systématisée, conserver quelques traces de sa
générosité et le souvenir de sa chaleur.
[…].
Emile Foëx
Extrait de la préface à
l’ouvrage Albert Launay, Elève-maître, 1898-1901
Edition Ecole Normale
d’Instituteurs de l’Oise (1984).
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* *
Poème que je lui ai envoyé de ma petite école de
Ménantissart.
A Monsieur
Foëx
Quand vous abandonnez votre Oise
hospitalière
Pour un autre séjour, que du
havre d’un temps,
En hommage discret, ces images
d’antan
Osent remémorer les heures
cavalières.
Au couloir nous guettions la
silhouette guerrière
Qui faisait fuir chacun, n’en
désiriez pas tant,
Quand chacun le savait. Alors,
vous arrêtant,
Le geste suppléait à l’ire
familière.
Vous nous abandonnez par-delà nos
méfaits
A notre errance vaine, avecque la
tendresse,
Ivres de subjonctifs, nos échos
imparfaits.
Ces images de vous que nous
glanions aux messes,
Vos admonestations, les concepts
égarés,
Ils renaissent déjà aux beaux
jours bigarrés.
Ménantissart, le 18 janvier 1966
*
* *
Extrait d’une
lettre que nous a adressée Monsieur Foëx.
Thonon, 23 septembre 1989
Mes chers
Angevins,
J’ai reçu dès
hier soir votre lettre du 21 septembre, en même temps qu’un ouvrage de 400
pages intitulé « Trophime Lafont, soldat de la Révolution ».
« Héros ?… Salaud ?… les deux à la fois sans
doute ! », est-il écrit en quatrième de couverture, comme dit le
langage de l’édition. J’ai déjà reçu de nombreux écrits sur la Révolution, et
j’en recevrai encore, à coup sûr. Pourquoi diable sont-ils tous si
massifs ! Il m’arrive de me dire, – ce que l’on nomme la promesse de vie,
ou ce qu’il en reste, étant nécessairement réduit à la portion congrue, à mon
âge – que tous ces livres, au demeurant répétitifs, me privent du plaisir de
relire mes classiques ou mes meilleurs compagnons de route. Et cela me peine
beaucoup. Vous êtes les premiers et vous resterez sans doute les seuls à
m’avoir offert une courte pièce, que j’ai lue sur le champ, et qui m’a beaucoup
amusé. Soyez loués d’avoir pris les choses par ce bout, tout en réussissant par
ailleurs à instruire vos concitoyens : le « Dossier historique »
est excellent.
Ces tableaux
d’une Révolution (a) ont en outre le mérite de m’avoir valu une lettre appréciée.
Chaque matin, à 9 heures et une quinzaine de minutes, la rumeur du train que
vous prenez pour regagner votre province monte jusqu’à moi, et,
immanquablement, je revis la scène de votre départ, et mon retour solitaire. Et
je me demande comment vous allez. C’est vous dire qu’une lettre me fait
toujours plaisir. Les nouvelles que celle-ci contient sont bonnes.
Merci, ma
petite Jenny. Moi aussi je t’embrasse bien fort.
Emile Foëx en "grand-père" très ému.
[…]
Oui, les Alpes
vont maintenant glisser lentement vers l’hiver. C’est déjà l’automne, ma saison
préférée. C’est court, une année.
J’espère bien
qu’il me sera donné de vous revoir.
Bon
automne ! En Anjou aussi l’automne est doux.
Soyez heureux.
Je vous embrasse tous les trois.
E F.
(a) Pièce de théâtre que j'ai écrite pour fêter le bicentenaire de la Révolution de 1789 à Montreuil-Bellay, et que nous avons interprétée le 14 juillet sur le perré de l'ancien port de la ville.
*
Lettre reçue en décembre 1995, après que je lui avais envoyé deux ouvrages, l'un en tant qu'auteur, 1946, Le procès de Marcel Petiot, le bon docteur de la rue Lesueur ; l'autre en tant que correcteur et directeur de collection : Marie Besnard, de Jocelyn Mercier.
Monsieur Foëx nous écrit :
"Les mauvaises têtes y furent parfois préférées aux
classiques." Une clé pour comprendre l'incompréhensible affectueuse attention
qu'il me porta dès notre première rencontre, et qui m'accompagna jusqu'à sa
disparition ?
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